Le devoir de consultation
Le devoir de consultation
Le Québec est une société distincte. Voilà comment les Québécois se perçoivent et ce pourquoi ils luttent depuis des générations. Cette distinction s’articule autour d’un certain nombre de caractéristiques, notamment le fait qu’ils constituent, à côté des anglophones canadiens, l’un des deux peuples fondateurs du Canada. Un statut d’où découle par ailleurs un projet collectif faisant l’unanimité au sein de la population et visant à préserver, à promouvoir et à perpétuer l’identité culturelle francophone sur le continent américain.
Charles Taylor comme Gérard Bouchard partagent cette opinion. Les deux hommes ne coprésident la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles que pour cette raison. Les travaux universitaires de Bouchard étant un plaidoyer puissant pour l’existence et le respect de cette distinction ; ceux de Taylor, un effort non moins puissant pour la faire reconnaître par l’intelligentsia anglo-canadienne, en lui donnant une assise philosophique la légitimant dans le cadre de l’évolution des sociétés libérales. À cet égard, la seule divergence entre les deux intellectuels porte sur la possibilité de préserver cette distinction à l’intérieur du système politique actuel que représente la confédération canadienne. Taylor, le fédéraliste, pense que oui ; Bouchard, le souverainiste, soutient que non.
Connaissant cela, peut-on réalistement croire que les deux hommes, ou leur commission, toléreraient que les différences portées par la nouvelle immigration puissent relativiser cette distinction ou remettre en cause son droit à se perpétuer ? Si les Québécois, ou les canadiens-français auparavant, se sont admirablement obstinés pendant des siècles pour défendre leur spécificité face au pouvoir anglophone, peut-on raisonnablement s’attendre qu’ils baissent aujourd’hui les bras face aux différences de ce qu’on appelle les communautés culturelles, les minorités visibles ou les immigrants, du moment que ces différences sont perçues comme une menace pour la continuité de leur identité et de leur culture ? Poser les questions c’est y répondre.
Certains immigrants, parmi lesquels plusieurs musulmans, diront que ce n’est là qu’une perception, que les différences dont il s’agit ici ne menacent nullement cette identité. Opinion que je partage relativement volontiers. Il reste que ce n’est pas ainsi que l’entendent nos concitoyens. La preuve en est que leur sentiment de vulnérabilité est tellement fort qu’ils ont failli, le 23 mars dernier, envoyer Dumont au pouvoir, pour cause de défense de l’identité menacée.
Une fois ce constat compris et accepté, il devient aisé de circonscrire notre devoir de citoyen face au débat concernant la question des accommodements raisonnables. Il serait malsain, en effet, pour les communautés musulmanes et pour le vivre-ensemble dans notre société, de se satisfaire d’un discours désincarné sur les nobles idéaux de la citoyenneté égalitaire et le respect des différences. Il n’y a aucun doute que le Québec est une société progressiste, pluraliste, moderne. La question que les Québécois se posent aujourd’hui ne porte nullement sur l’impératif éthique du respect des différences. L’interrogation qu’ils soulèvent, légitimement, est plutôt de savoir si ce respect puisse brimer à l’avenir le droit de la majorité à vivre sa propre spécificité d’abord, à la transmettre ensuite aux prochaines générations. Notre devoir est donc d’y répondre le plus honnêtement et le plus clairement possible.
Or, pour répondre de manière satisfaisante à cette interrogation, les Québécois de confession musulmane, ou leurs porte-parole, devraient la traiter sur deux plans. D’abord, au niveau des valeurs communes (égalité entre les sexes, laïcité, etc.), les membres de la commission Bouchard/Taylor – comme d’ailleurs l’ensemble de la population – doivent être initiés sur les diverses positions présentes actuellement au sein des communautés musulmanes du Québec vis-à-vis de chacune de ces valeurs. On ne peut espérer apporter une contribution positive à ce débat en exposant notre seule position, d’autant plus si l’on prétend que celle-ci constitue l’unique position authentique de l’islam. D’ailleurs, ceux qui procéderaient ainsi risqueraient certainement de discréditer leurs propres discours. Car personne n’est aujourd’hui assez dupe pour croire que ces communautés sont un groupe monolithique dont tous les membres comprendraient et vivraient l’islam de la même façon.
Ensuite, cette fois sur le plan des pratiques (port du voile, salle de prière dans les universités, etc.), il est d’une part nécessaire de les analyser à la lumière des valeurs précédentes pour déterminer leur degré de conformité à celles-ci. Il faut, d’autre part, examiner le caractère menaçant ou non que ces pratiques représenteraient pour ces mêmes valeurs. En effet, une pratique donnée peut être non-conforme à une valeur, sans qu’elle ne lui soit nécessairement menaçante. C’est pourquoi, à notre humble avis, aucune contribution sérieuse ne pourrait éluder cette double analyse. Évidemment, une telle réflexion, qui porterait donc à la fois sur les valeurs et les pratiques, exige une bonne connaissance des sources scripturaires de l’islam, une fine compréhension du contexte culturel, institutionnel et juridique du Québec, ainsi qu’une intelligence précise des réalités vécues par les divers groupes formant la communauté musulmane du Québec.
On le voit donc que trop bien. Les enjeux que soulève la controverse sur les accommodements raisonnables sont trop importants pour autoriser qu’on les traite de manière irresponsable, peu rigoureuse ou trop dogmatique. Pour cette raison, ce texte se voulait un appel pressent destiné aux membres et aux organismes de la communauté musulmane, qui souhaitent prendre la parole devant la commission Bouchard/Taylor. Il rappelle le devoir que nous avons tous de prendre le temps d’ouvrir une consultation la plus sincère et la plus large possible, au sein comme au-delà de la communauté, pour élaborer les positions les plus à même de servir l’avenir du vivre-ensemble au sein de notre société.
Par Abdelaziz Djaout