Propos sur l’urbanisme en Algérie (III)
Propos sur l’urbanisme en Algérie (III)
Dans une communication intitulée « Coup d’œil sur l’urbanisme algérien », mise en ligne dans cette même rubrique le 13 janvier 2007, je termine en écrivant : « Une redéfinition de la notion d’urbanisme, aujourd’hui, s’impose dans notre pays ». L’article qui suit (il est le troisième de la série) participe d’une entreprise qui a la prétention d’œuvrer à cette redéfinition et à la possible manière de nous organiser, spatialement parlant.
Par Saïd ALMI
Après 1962
Un espace et des hommes considérés abstraitement, telle est en résumé la démarche propre au « progressisme » fonctionnaliste et, dans une certaine mesure, au culturalisme. Un espace et des hommes traités concrètement, cette formule est caractéristique de l’urbanisme de régularisation. Les assises faussement scientifiques des modèles fonctionnaliste et culturaliste, qui ont par ailleurs partie liée avec l’utopie, sont fallacieuses, mais séduisantes. Fonctionnalisme et culturalisme ont en effet dominé la réflexion et la pratique urbanistique après la seconde guerre mondiale, puis après 1962 en Algérie. Tony Socard et Jean de Maisonseul en furent les principaux protagonistes. L’un grâce à ses publications, son enseignement et ses responsabilités au Gouvernement général à partir de 1942, l’autre à la faveur de ses fonctions au sommet du service départemental d’urbanisme à partir de cette même année 1942, puis à la tête de l’Institut d’urbanisme de l’Université d’Alger jusqu’en 1970.
L’analyse du Plan d’Orientation Générale (POG), premier grand projet d’urbanisme dressé pour la ville d’Alger, approuvé en 1975, puis du Plan d’Urbanisme Directeur (PUD-Alger) dressé entre 1980 et 1983, a montré qu’ils étaient profondément imprégnés des principes de l’urbanisme fonctionnaliste et de l’urbanisme culturaliste. Or, l’un et l’autre ont essuyé des échecs flagrants, malgré tous les moyens mis en œuvre. C’est dire le décalage qu’ils accusaient avec les réalités.
Les deux modèles fonctionnaliste et culturaliste donnant de l’urbanisme l’image d’une pratique scientifique, savante, neutre et rigoureuse, il y a été forcément perçu un gage de scientificité et d’indépendance à l’égard du passé colonial. Or, parce qu’il a en partie à faire à des systèmes de valeurs, l’urbanisme ne peut prétendre au statut scientifique et au projet modélisateur, deux dimensions justement caractéristiques des deux modèles en question. Histoire oblige, les planificateurs algériens auraient gagné et gagneront à s’inspirer, sans s’y enfermer, de l’expérience régularisatrice, marquée au sceau du réalisme, de la pertinence et de la complétude. D’ailleurs, contraires à l’esprit de la Charte d’Athènes de 1933, ses dispositions s’apparentent à celles de la Nouvelle Charte d’Athènes du Conseil européen de l’Urbanisme aujourd’hui (1).
Le général ET le particulier
Qu’est-ce donc que l’urbanisme et quel est son statut épistémologique ? Parce qu’il ne dispose pas de bases, ni de concepts scientifiques propres, parce qu’il ne repose pas sur des méthodes spécifiques et qu’il n’obéit pas strictement aux règles de l’art, l’urbanisme n’est ni une science, ni une technique, ni un art. L’urbanisme est une praxis, c’est-à-dire une activité en vue d’un résultat et un ensemble d’interventions à caractère politique constamment en proie à des idéologies. Toute prétendue connaissance scientifique dans ce domaine, et toute référence philosophique à l’être (être de raison n’existant que dans la pensée et souvent opposé à la réelle réalité – la découverte de l’inconscient en fait foi) ne sauraient que desservir la pratique. Or, cette définition de l’urbanisme trouve à se traduire pleinement dans la démarche régularisatrice notamment. Adaptation à l’époque et au contexte, alliance de règles générales et de dispositions particulières, ces caractéristiques de la régularisation confèrent à cette pratique un réalisme qui fait défaut aux modèles fonctionnaliste et culturaliste.
L’urbanisme, pouvait déclarer en 1930 à Alger un des protagonistes de la régularisation « est à la fois une science, un art, une sociologie, une politique et une mystique » (2). Loin de contredire la précédente définition de l’urbanisme, cette énonciation souligne le caractère non strictement architectural ou esthétique, ni encore simplement politique, mais anthropologique de la pratique urbanistique en ce que l’édification s’enracine toujours dans les profondeurs de l’homme et de la société. La redécouverte d’Alberti (1404/1472), le grand humaniste italien – il était architecte, géomètre, sculpteur, arithméticien, astronome, peintre, grammairien… – et la réédition du De re aedificatoria (3) du père de l’espace édifié érigé en discipline autonome ne sont pas dénuées de sens.
Trois quarts de siècles avant Alberti, un autre penseur tout aussi érudit – il était à la fois homme politique, sociologue et historien, et d’aucuns même le considérèrent « comme l’un des fondateurs de la sociologie politique » et « l’un des premiers théoriciens de l’histoire des civilisations » (4), jeta les fondements de l’anthropologie sociale et culturelle qu’il appliqua à l’étude du processus de l’umran hadhari (civilisation/urbanisation) du monde arabo-musulman du XIVè siècle. Ibn Khaldoun (1332-1406) considérait la société dans toute sa complexité : son organisation, ses sciences, son économie, sa technologie, ses systèmes politique et juridique, les croyances religieuses des populations et leurs superstitions, la langue, les arts, la géographie, le climat…
Découverte tardivement par l’orientaliste français Sylvestre de Sacy à la faveur de l’expédition napoléonienne d’Egypte puis de la colonisation de l’Algérie, son œuvre fait aujourd’hui, à juste titre, l’objet d’un intérêt renouvelé (5). Toute entreprise irréfléchie est inexorablement vouée à l’échec. Assumer son histoire, tout en la problématisant, la tâche nous incombe. La leçon d’Ibn Khaldoun, aussi bien que la brève expérience de urbanisme de régularisation seraient en mesure de nous éclairer.
Dans son analyse éminemment anthropologique, qui demeure d’une grande modernité scientifique, des sociétés musulmanes en déclin du 14ème siècle, Ibn Khaldoun a convoqué les connaissances rationnelles de son temps auxquelles il a ajouté l’histoire. L’histoire conçue comme science rigoureuse, dans le but d’identifier les causes de ce déclin. Face au spectre de la mondialisation aujourd’hui, notre société a tout à gagner à ne céder ni aux promesses spécieuses de l’urbanisme théorique marqué au coin de l’utopie, ni aux sollicitations et à l’hégémonie d’une quelconque globalisation, ni à l’appel au repli sur soi commandé par un esprit de communautarisme rétrograde. Un juste équilibre est à définir. Or, l’histoire, encore une fois, et l’expérience sont là qui nous renseignent. L’articulation dialectique des règles générales et des dispositions particulières suggérée par la méthode régularisatrice s’impose comme projet.
Notes
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European Council of Town Planners/Conseil Européen des Urbanistes : La Nouvelle Charte d’Athènes 2003. La Vision du Conseil Européen des Urbanistes sur Les Villes du 21è siècle , (Lisbonne), 2003.
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Alfred Agache : « Conférence aux Amis d’Alger », in : Le Journal général Travaux publics et Bâtiment (Alger), n° 430, du 10 mars 1930.
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Leon Battista Alberti : L’art d’édifier, (Paris, Seuil), 2004 (1ère éd. 1485).
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Fernand Braudel, « Histoire des Civilisations : le passé explique le présent », in : L’encyclopédie française, 1959. Article repris dans Les Ambitions de l’Histoire, (Paris, Éditions de Fallois), 1997.
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Cf. Ibn Khaldûn : Le Livre des exemples. Tome 1 : Autobiographie et Muqaddima, (Traduit de l’arabe et présenté par Abdesselam Cheddadi), (Paris, Gallimard), 2002.