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Le donquichottisme


Le donquichottisme

Par Abdelaziz Djaout


Je n’apprendrais rien à personne en affirmant qu’Alger, pour mille raisons historiques, est une ville spéciale. Par contre, il est très possible que j’étonnerais quelques-uns en soutenant que l’une des vérités historiques qui fait cette spécificité c’est Cervantès et son héros Don Quichotte de La Mancha. Bien sûr, le fait en lui-même est largement connu et ne constitue guère une révélation pour les amoureux de la littérature (et probablement même au-delà). Ce n’est donc pas là la raison de la singularité dont je souhaite, quoique brièvement, traiter dans ce texte. 

Cette singularité réside plutôt dans un fait que nous pourrions saisir d’autant plus clairement si nous comprenons une règle essentielle, connue et reconnue par la critique littéraire moderne. À savoir que tout texte, s’il exprime l’intention de son auteur, il reflète également les influences du contexte sur ce dernier. 

En fait, chez de plus en plus d’intellectuels dits musulmans, cette règle est même admise comme un principe non pas seulement de la compréhension des interprétations exégétiques et jurisprudentielles des sources scripturaires (Coran et Sunna), mais encore de la compréhension de ces sources elles-mêmes. Bref, disons que l’idée est un peu complexe, quoique, pour ce qui nous concerne ici, il suffit de retenir que tout texte est l’enfant (plus au moins légitime) de son contexte. 

Dès lors, si nous acceptons cette règle (et nous n’avons aucune raison de la refuser), nous pourrions soutenir que le héros de Cervantès, le très spécial Don Quichotte, représente, plus au moins formellement, quelque-chose de très algérien. Comme l’a admirablement démontré Edward Saïd dans son étude sur l’orientalisme, un Orientaliste irait encore plus loin. Il soutiendrait, avec toute l’autorité de son soi-disant savoir, que ce quelque-chose-de-très-algérien est en fait quelque-chose de très arabe, de très musulman, de très oriental. 

Bref, comme à son habitude et en conformité avec sa position doctrinaire, l’orientaliste ferait certainement du constat d’une période et d’une place, une généralité éternelle qui définirait non seulement des générations d’hommes et de femmes, mais aussi leur profonde essence. En tout cas, c’est ce que croirait l’Orientaliste (et ceux et celles qui, comme lui, pensent les réalités de l’homme en termes, principalement sinon exclusivement, essentialistes). 

Quoi qu’il en soit, qu’est-ce que ce quelque-chose-de-très-algérien (ou arabe, ou musulman, ou oriental) que Don Quichotte, selon la règle admise, refléterait ? Évidemment, le donquichottisme ! C’est-à-dire cette faculté de se faire héros en se créant des ennemis imaginaires à combattre. Sauf que, personnellement, je ne crois pas une seconde que cette faculté est le propre des Algériens (des Arabes, des Musulmans, des Orientaux). 

Je l’entends plutôt comme une tare qui, dans certaines circonstances, principalement lors d’une hypertrophie du moi, frappe certaines personnes, sans égard au siècle et la place dans lesquels elles vivent, ni à leur confession, ethnie ou niveau d’éducation. Je tenterai dans un article subséquent de donner des exemples concrets du donquichottisme tel que nous pouvons l’observer chez, non pas les musulmans d’ici, mais plus précisément certains musulmans d’ici. 

Et la singularité d’Alger annoncée au début du texte ? Deux façons de répondre à cette question. La première consiste à dire que la spécificité d’Alger est qu’elle nous a aidés à comprendre que les généralités ne nous informent en rien quant à ceux et à celles sur qui elles portent. De telles généralités disent par contre beaucoup de choses sur la mentalité de celui ou celle qui en fait l’usage (c’est là toute la leçon du livre de E. Saïd). 

La deuxième façon de répondre est, tout simplement, de soutenir que je n’ai pas à prouver la spécificité d’Alger. En effet, c’est l’évidence même, puisque je le soutiens et que, étant Algérien (ou arabe ou musulman), toute objection de votre part ferait de vous mon ennemi. C’est que, selon la théorie de l’Orientaliste, je suis un Oriental résidant en Occident ou, si vous préférez, un Occidental d’origine oriental. 

Selon la deuxième théorie, celle que je préfère personnellement, je n’ai pas besoin de prouver ce que je soutiens parce que, tout simplement, je suis un individu imbu de sa personne parlant à des Algériens (ou des arabes ou des musulmans). Paradoxalement, si vous y réfléchissez bien, vous trouverez cette deuxième explication plus inclusive, au bénéfice de nos coreligionnaires d’origine locale, ainsi que ceux et celles  qui se qualifient de deuxième génération, qui pourraient, tout aussi bien que quiconque, souffrir non seulement de donquichottisme, mais aussi de cette autosuffisance qui considère le débat contradictoire intracommunautaire superflu. 

Car ceux et celles qui ne voient pas ce que je vois, ou le voient mais l’interprètent différemment, sont ou bien malhonnêtes, ou bien malades mentaux. Évidemment, l’Orientaliste (mais pas seulement) fermerait la boucle en disant que cette perversité (qu’elle soit éthique ou pathologique) est d’abord et avant tout ethnique ou culturelle, parce qu’« ils sont algériens, arabes, musulmans » ou parce qu’« ils viennent de là-bas », ce qui revient au même.


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