Culture

Avantages et intérêt de la traduction dans le Bassin méditerranéen – Par Saïd ALMI

Hommage doit être rendu au ministère des Anciens Moudjahidine qui, à l’occasion du Cinquantenaire de l’accession de notre pays à son indépendance, a rendu possible la traduction en langue arabe d’un certain nombre de travaux scientifiques et universitaires. Ceux-ci sont désormais accessibles au plus grand nombre. Nos compatriotes arabophones apprécieront.

De l’opération de traduction d’une manière générale, notre pays a tout à gagner.

En 2010, Transeuropéennes a lancé, avec le soutien de la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures, du ministère français de la Culture et de la Communication, du Conseil régional d’Ile-de-France et de l’Institut français, et en collaboration avec plusieurs partenaires euro-méditerranéens (1), une vaste enquête sur la traduction à l’échelle de la Méditerranée. Des nombreuses études ayant porté sur les acteurs concernés (auteurs, traducteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, critiques et organismes de soutien) et sur la situation des flux et des enjeux, la diffusion et la réception de la traduction, ainsi que sur la formation des traducteurs, il ressort un état des lieux sans précédent : le Bassin méditerranéen accuse un grand déficit en la matière. De grandes disparités qualitatives et quantitatives ont été relevées dans la chaîne de la traduction entre les deux rives (2).
Le constat est si sévère que, lors de la présentation du Rapport final en juin 2012 à Bruxelles, le directeur exécutif de la Fondation Anna Lindh a parlé à juste titre de « choc de l’ignorance » (3). Andreu Claret a donc appelé de ses voeux à une nette amélioration de la situation entre les différentes langues méditerranéennes (4).
L’application des conclusions et des recommandations de l’étude pourrait être en mesure d’ouvrir la voie à une nouvelle ère euro-méditerranéenne, fondée à la fois sur une identité commune et une grande diversité culturelle.

Les saint-simoniens auront été les premiers à l’avoir compris. Dès le début du XIXè siècle, ils ont en effet prôné l’«union dans la différence » et préconisé de faire précisément du Bassin méditerranéen un « lit nuptial de l’Orient et de l’Occident » (5).

Au-delà de la question linguistique et culturelle, c’est l’ensemble de la sphère politique, pour ne pas dire géopolitique, qui est ainsi engagée.

D’abord, le rôle déterminant de la traduction dans l’accès aux savoirs, condition fondamentale au développement économique, social et culturel d’un pays, n’est plus à démontrer.
Dans sa présentation du « Plan Ishaq Ibn Hunayn » en 2006 à Paris, Abdessalam Cheddadi a insisté sur le retard qu’accuse la traduction vers l’arabe. Cette défaillance, a-t-il expliqué, « interdit à la langue arabe (…) d’être au niveau minimal normalement requis de la connaissance et de la création modernes » (6). Et lors d’un récent colloque sur la traduction en sciences humaines et sociales, il a ajouté : « Dans aucune discipline on ne dispose en langue arabe de l’ensemble des éléments constitutifs d’un champ disciplinaire », sachant qu’on ne traduit pas seulement des mots mais des volets entiers de la pensée (7). Par conséquent, la traduction est bien un travail de fond qui touche à l’ensemble de l’« épistémè » d’une société ou d’une époque. Ignorer une langue revient à méconnaître l’ensemble d’une culture ou d’une civilisation.
A propos d’ignorance, dans un article-référence, Edward Said (8) dénonce la méprise et la confusion entretenues par certains idéologues chevronnés. Bernard Lewis et Samuel Huntington ne sont pas en reste. En considérant les « civilisations » et les « identités » comme des entités fermées, sans pluralité ni contradictions internes, ces derniers en arrivent à parler de « choc des civilisations » et à opposer radicalement Islam et Occident, défini comme « civilisation judéo-chrétienne ».

Dès 1964, l’Israëlo-Américain originaire d’Angleterre, un orientaliste spécialiste de la Turquie, Bernard Lewis, abordant la question du Proche-Orient, s’inspire des travaux – autrement plus riches et plus complexes – de Fernand Braudel (9) pour asseoir sa théorie de l’antagonisme des civilisations et lancer la formule désormais célèbre. Selon lui, la crise au Proche-Orient ne provient pas d’une querelle entre Etats mais d’un « choc des civilisations » (10). S’appuyant à son tour sur Lewis (11), Huntington commet un article, puis un ouvrage très controversé (12).

Si par dialogue on entend échange de paroles entre deux ou plusieurs personnes, par le néologisme « trialogue » on désigne, en matière d’aménagement, une communication entre trois parties prenantes d’un projet. Partie intégrante du mouvement de redécouverte et d’imitation de l’Antiquité, le dialogue était présent chez tous les humanistes et dans tous les grands débats intellectuels de la Renaissance. Grâce au jeu de représentation des interlocuteurs, il apportait une « possibilité de distance critique et de remise en cause des pouvoirs du discours » (13).

Chez certains aménageurs de l’espace aujourd’hui, le trialogue trouve à se traduire concrètement. Avec l’avènement de la révolution industrielle, le processus d’édification s’étant complexifié, très tôt, les partisans de la « régularisation » l’ont compris. Dès le milieu du XIXè siècle, les exigences liées à l’aménagement urbain se sont diversifiées. Haussmann, tout comme Napoléon III, son protecteur, influencé par la pensée industrialiste saint-simonienne, a mesuré l’importance de la «régularisation », un terme dont il est d’ailleurs l’inventeur (14).

Avant toute opération d’intervention sur l’espace urbain parisien, le préfet urbaniste se livrait à une large consultation. Pour expliciter le trialogue, les urbanistes héritiers de la démarche haussmannienne l’ont doté de trois propriétés : vision à long terme, création des conditions du possible et participation élargie. A l’instar du trialogue, la saisie régularisatrice comporte trois ordres, comparables : historique (un lien indissociable est établi entre le passé, le présent et le futur), géographique (toute ville est inséparable de sa région avec laquelle elle entretient des relations d’interaction) et consensuel (fondé sur la somme d’information). L’articulation de ces ordres trouve son expression dans une formule caractéristique de la régularisation : aux règles générales, applicables à l’ensemble de villes, viennent toujours s’ajouter des dispositions particulières adaptées à chacune d’elles, traitée concrètement (15).

Parmi les ouvrages ayant bénéficié du soutien du ministère des Anciens Moudjahidine, Colonialisme et urbanisme, paru récemment aux éditions Dar Khettab (16).

A l’origine de ce livre, une volonté : celle de comprendre les tenants et les aboutissants de notre situation urbaine. Pour ce faire, il a fallu rechercher les clés nécessaires à l’analyse et à l’interprétation de notre urbanisme en en déterminant les grands cadres conceptuels. Ce choix a entraîné deux conséquences méthodologiques. D’abord la nécessité d’entreprendre ce que Michel Foucault eût appelé « une archéologie des démarches urbanistiques », en remontant jusqu’aux débuts de l’époque coloniale. Pour échapper aux interprétations idéologiques charriées par l’historiographie relative à la présence française en Algérie, je ne pouvais procéder autrement qu’en empoignant directement les sources d’information, en puisant dans les documents de première main.

Ensuite, il y a eu le souci de ne pas dissocier ces démarches du contexte culturel (politique, économique, social, mais aussi épistémologique), dans lequel elles étaient élaborées. En d’autres termes, il me fallait devenir historien, ou tout au moins acquérir un minimum de compétences dans ce domaine.

La lecture systématique de la littérature coloniale et des supports de presse locaux a fait clairement apparaître trois grands courants idéologiques ou culturels, relevant respectivement de la politique militaire des conquérants, du fouriérisme et du saint-simonisme. Les historiographes ont curieusement perdu de vue l’importance de ces deux dernières doctrines, apparues très tôt en Algérie, et négligé leur rôle dans la genèse de deux grands principes : l’assimilation, initiée par les fouriéristes et reprise à leur compte, non sans contradiction, par les colons, et l’association, propre aux saint-simoniens. Quant au rôle de l’administration militaire, il est généralement observé à travers le seul prisme des expéditions armées et des campagnes de guerre. Or, ce rôle fut, tout compte fait, tout autre. Il fut dominateur certes, mais « protecteur ». Et l’ordre civil fut, paradoxalement, plus répressif à l’égard des musulmans que l’ordre militaire. En d’autres termes, derrière l’apparente homogénéité du colonialisme, on peut découvrir une sorte d’”hétérogène”, pour reprendre un mot-clé de L’opération historiographique de Michel de Certeau.

La mise en évidence des trois principes idéologiques en question, assimilation, association et domination protectrice a permis de comprendre la diversité des politiques coloniales adoptées successivement, avant de fournir un fil conducteur pour penser, en matière d’urbanisme, l’hétérogénéité de démarches aussi différentes que celles d’un Prost, d’un Le Corbusier ou d’un Socard (entre autres), trois grands chefs de la pensée urbaine algérienne. Ainsi donc, j’ai été conduit à confronter, terme à terme, les tendances observées dans les champs respectifs de l’aménagement (conception et organisation des établissements humains) et de la politique coloniale. Entre les unes et les autres, une curieuse analogie a été relevée.

Destiné aussi bien aux enseignants et aux étudiants des établissements d’architecture et d’urbanisme qu’aux spécialistes de l’aménagement de l’espace urbain, cet ouvrage se veut aussi un manuel de vulgarisation. Le grand public féru d’histoire et de questions de gouvernance y puisera à coup sûr une substance utile à la compréhension des réalités algériennes.

Par Saïd ALMI

_____________

(1) Il s’agit de Banipal (Londres), ÇEVBIR (Istanbul), Conseil européen des Associations de Traducteurs Littéraires (CEATL) (Bruxelles), Escuela de Traductores de Toledo (Tolède), Fondation du Roi Abdul-Aziz (Casablanca), Fondation Next Page (Sofia), Goethe Institut (Le Caire), Index Translationum (UNESCO), Institut du monde arabe (Paris), Institut français du Proche-Orient (Damas, Beyrouth, Amman, Ramallah), IREMAM (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman) (Aix-en-Provence), Literature Across frontiers (Manchester), Swedish Institute Alexandria (Alexandrie) et Università degli studi di Napoli l’Orientale (Naples)
(2) « Etat des lieux de la Traduction dans la région euro-méditerranéenne »,  2012. Version complète disponible en arabe, en français et en anglais surhttp://www.euromedalex.org/sites/default/files/TE-TEM-FR3-web-g.pdf.  L’expression semble lui avoir été dictée par Edward Saïd, lequel, en réaction à l’idée farfelue d’un « choc des civilisations» de l’idéologue américain Samuel Huntington, a dénoncé une prise de position stigmatisante. Huntington, tout comme Bernard Lewis dont il s’inspire lui-même oppose en effet fermement l’Occident à l’Islam, oubliant la pluralité interne à chacun des deux « blocs » et leur hétérogénéité respective.
(3) A titre d’exemple, parmi les ouvrages traduits dans l’Union européenne, seul 1 livre sur 1000 provient de l’arabe. Et durant les 25 dernières années, on ne compte que 1.065 livres traduits de l’arabe, alors que 35.000 ouvrages l’ont été à partir des langues européennes, essentiellement l’anglais, vers l’arabe. Cf.: L’état des lieux…, (op. cit.).
(4) Voir L’état des lieux…, (op. cit.), chapitre III.
(5) Michel Chevalier: Religion saint-simonienne. Politique industrielle. Système de la Méditerranée, (Paris, aux Bureaux du Globe), 1832.
(6) Cité par Ghislaine Glasson Deshaumes : « Pour une politique de traduction en Méditerranée », in : Asylon(s), la revue des deux asiles n° 7, 2009. L’auteure est la créatrice, en 1992, de Transeuropéennes, revue internationale de pensée critique. Elle en est l’éditrice et la directrice de rédaction et dirige l’association Transeuropéennes/RCE.
(7) Cf. Richard Jacquemond (sous la dir. de) : La traduction des sciences humaines et sociales dans le monde arabe contemporain. Actes du colloque organisé par la Konrad-Adenauer-Stiftung et la Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud pour les Etudes islamiques  à Casablanca (25-27 octobre 2007). Ed. Fondation du Roi Abdul-Aziz et la Konrad Adenauer Stiftung, 2007.
(8) Edward W. Said : « Le choc de l’ignorance », in : Le Monde, n° du 26 octobre 2001.
(9) Fernand Braudel et alii : Le Monde actuel. Hstoire et civilisations, (Paris, Belin), 1963, dont le contenu allait être repris en partie dans sa Grammaire des civilisations, (Paris, éditions Arthaud), 1987.
(10) Bernard Lewis : The Middle East and the West, (Indiana University Press, Bloomington) & (London, Weidenfeld & Nicolson), 1964, p. 135. Réédition: The Shaping of the Modern Middle East, (New York-Oxford, Oxford University Press), 1994. Traduction française : La formation du Moyen-Orient moderne, (Paris, Aubier), 1995.
(11)  Bernard Lewis: « The Roots of Muslim Rage », in: The Atlantic Monthly, Boston, vol. 266, September 1990.
(12) Samuel Huntington, «The Clash of Civilizations ?», in: Foreign Affairs, vol. 72, n°3, 1993, pp. 22-49. Article transformé en livre: The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, (New York, Simon & Schuster), 1996. Traduction française Le Choc des civilisations, (Paris, Odile Jacob), 1997.
(13) Anne Godard : Le dialogue à la Renaissance, (Paris, PUF), 2001.
(14) Baron Haussmann (1890-1893) Mémoires, Paris. Réédition (Paris, Editions du Seuil), 2000.
(15) Cf. Saïd Almi : Trialogue and Regularization : Reappraisal of an Abortive Experience. Trialogue et régularisation. Retour sur une expérience avortée, in : Urban Trialogues. Co-productive ways to relate visioning and strategic urban projects, Antwerp, Belgium 19-23 September 2007. ISOCARP 2008.
(16)  سعيد علمي : الاستعمار  والعمران   Alger, Dar Khettab, 2013. Tome 1, 424 p. Tome 2, 431 p.

Articles Liés

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bouton retour en haut de la page